Dans mon bureau, j'ai un tiroir spécial. Un tiroir de garçon, rempli de toutes sortes de trucs tout à fait inutiles, dont je ne me sers jamais, mais dont je ne me déferais pour rien au monde. Ressorts, vieux stylos, timbres, petits objets d'origine et d'utilité inconnues... Certains ne s'y trouvent que depuis peu, d'autres m'ont suivis à travers plusieurs déménagements. Ils n'ont pas beaucoup de valeur mais plusieurs me rappellent des événements agréables, de beaux souvenirs. Je crois que tous les hommes ont un pareil tiroir. Mon père en avait un où je me plaisais à fouiner, en prenant bien soin de tout remettre en place. Aujourd'hui, j'ai découvert que mes fistons en ont un chacun. La tradition se maintient.
Bon... les malins me diront que mon destin était vraiment de me lancer dans le notariat, profession vouée à la conservation. C'est un peu vrai. Même s'il est plus rare que de beaux souvenirs leurs soit rattachés, l'importance de préserver l'accès aux informations détenues par le notaire est beaucoup plus cruciale. En cette ère du document dématérialisé, le notariat québécois n'est pas le seul à se questionner sur la pérennité des informations consignées sur support informatique. Car le problème est de taille, et m'a toujours interpellé.
En effet, les archives électroniques, à la différence des dépôts traditionnels, courent le risque de devenir totalement inutile par la désuétude des systèmes et des applications qui ont servi à les créer, et ce malgré le fait que leur conservation soit entourée de toutes les mesures de sécurité possibles. Par exemple, de vieux fichiers générés sous une version antique de WordPerfect ou de Lotus 123 pourraient peut-être ne plus être ouverts et utilisés sur nos systèmes...
Papa ! Ça ne marche plus !
Mettant de côté la problématique des fichiers signés numériquement qui soulèvent des questions techniques et juridiques plus complexes, une des pistes de solution est de s'assurer que le passage à un autre logiciel d'application soit accompagné d'une migration des fichiers archivés vers le nouveau format utilisé. Sinon, quelques tests s'imposent afin de s'assurer que le nouveau système dispose des filtres et des convertisseurs nécessaires à l'ouverture vos antiquités quand vous en aurez besoin.
Il n'en demeure pas moins que subsistent, et subsisteront toujours, quelque part, des fichiers illisibles, conservés sans trop d'espoir de pouvoir les consulter ou dont les propriétaires ignorent tout simplement qu'ils sont devenus inutiles. Ceux qui, comme moi, sont passionnés d'histoire et d'archéologie pourront comparer la problématique à la découverte d'archives importantes d'une civilisation disparue, mais qui restent inutiles parce que rédigées dans un dialecte que plus personne ne comprend. Comment régler ce problème?
Si cette question vous préoccupe, vous pourrez finalement bien dormir ce soir car une équipe de chercheurs anglais a décidé de s'attaquer au problème1. Leur projet surnommé KEEP (2), vise en effet à produire un logiciel d'émulation permettant d'ouvrir une multitude de fichiers informatiques de formats tombés en désuétude. L'ambitieux projet jouit d'un financement important, près de six millions de dollars, et est mené par l'Université de Portsmouth en Angleterre.
Mais qu'est-ce au juste que l'émulation ? Wikipedia nous dit que « [...] l'émulation consiste à substituer un élément de matériel informatique - tel un terminal informatique, un ordinateur ou une console de jeux - par un logiciel ». Nous comprenons donc qu'il s'agit ici de créer un logiciel qui pourra simuler la façon de faire de systèmes et d'applications disparus, et d'utiliser correctement des fichiers générés sous leur code. Il existe déjà de nombreux émulateurs sur le Web, permettant par exemple aux fanatiques de certains jeux vidéos disparus de renouer avec des plaisirs qu'ils croyaient envolés, ou encore d'émuler le fonctionnement de la ligne de commande DOS et d'accéder ainsi à certaines de ses fonctions.
Le projet KEEP vise donc à éviter que ne se répète à notre ère la disparition dramatique de documents relatant des pans entiers de l'activité humaine. Car le problème n'est pas banal. Le seul Département des archives de sa Majesté Britannique estime détenir des fichiers en formats désuets qui, une fois décodés, pourraient remplir une encyclopédie de près de 600 000 volumes ! La possibilité que toutes ces informations soient perdues à jamais constituerait donc une véritable tragédie pour la culture mondiale. Sans compter que la recherche d'accès à des données anciennes entraîne des coûts importants pour l'économie, estimés à près de cinq millions de dollars par an seulement en Europe. Souhaitons donc bonne chance au projet KEEP !
Mentalité bleue, cabinet noir
Je ne peux plus m'en cacher, puisque j'ai fait mon coming out tout à l'heure : je suis un mordu d'histoire, particulièrement du siècle des Lumières. Ce siècle pétillant où se sont affrontés aristocrates libertins et paysans affamés, penseurs égalitaires et gouvernants autoritaires, est le bouillon de culture d'où est sorti notre monde actuel. Pas étonnant de retrouver encore aujourd'hui chez nos politiciens certains vieux réflexes issus du Grand Siècle.
Le « cabinet noir » désignait les bureaux des services de renseignement dédiés à la surveillance des communications privées. Sous le couvert des services postaux naissants, les gouvernements de l'époque se dotaient en effet d'un puissant outil d'espionnage dont les activités consistaient à ouvrir, lire et souvent copier, le courrier des citoyens. Notre bon gouvernement fédéral veut donc ressusciter le cabinet noir3 à l'aide d'une loi forçant les fournisseurs d'accès Internet à laisser les services policiers surveiller les échanges électroniques des citoyens.
Même si cette loi prévoira l'obtention d'un mandat judiciaire pour permettre l'accès aux données, la nature même du Web rend toute forme de surveillance beaucoup plus inquiétante que la simple installation d'une table d'écoute téléphonique. En effet, la plupart des législations existant présentement en la matière dans le monde oblige les fournisseurs non pas à laisser accès aux policiers à leurs systèmes à partir d'une date donnée, mais les force plutôt à accumuler les échanges en vue d'un accès éventuel. Les forces de l'ordre obtiennent donc alors rétroactivement copie des échanges, ce qui dépasse largement la portée de la simple écoute électronique traditionnelle.
De là à conclure que nous pourrions tous être désormais sous surveillance constante, il n'y a qu'un pas ! L'annonce est récente, mais mérite que nous suivions de près son évolution. Nous aurons certainement l'occasion d'y revenir.
À la prochaine !
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1« Un logiciel pour lire les vieux formats », Branchez-vous, http://techno.branchez-vous.com/actualite /2009/02/un_logiciel_pour_lire_les_vieu.html ; voir aussi « Fresh start for lost file formats » BBC News, http://news.bbc.co.uk/2/hi/technology/7886754.stm?format
2 Keeping Emulation Environments Portable.
3« New law to give police access to online exchanges », Globe and Mail, http://www.theglobeandmail.com/servlet/story/RTGAM.20090212.wwiretap12/BNStory/National/?cid=al_gam_nletter_techweekly
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