Le printemps qui arrive, ou peut-être bien un trop-plein de journées grises et de nuits blanches accumuler pendant l’hiver, me donnent envie de traiter sur un ton léger de sujets sérieux. J’espère que vous me pardonnerez ces quelques écarts, et que certains d’entre vous en profiteront pour oublier un peu la folie de la période de pointe du grand cirque immobilier.
To Barlow, or not to Barlow
“Governments of the Industrial World, you weary giants of flesh and steel, I come from Cyberspace, the new home of Mind. On behalf of the future, I ask you of the past to leave us alone. You are not welcome among us. You have no sovereignty where we gather.”[i]
Bon. Comme je prends trop l’habitude de citer du Barlow dans cette chronique, vous allez croire que je suis d’accord avec lui, et que je suis un méchant anarchiste du Web. Sans aller jusque là, je dois quand même constater que Barlow a réussi à cristalliser dans sa déclaration d’indépendance du cyberespace, d’où provient cette citation, un courant de pensée important chez les premiers usagers du Web : les lois des États ne s’y appliquent pas, ce nouveau monde est vierge, laissez-le tranquille. Ou plutôt, laissez-NOUS tranquilles... Comme ils doivent être malheureux de voir aujourd’hui le Web se transformer en centre d’achats planétaire où les cartes de crédit se remplissent plus vite que les pétitions des contestataires.
Mais il avait en partie raison. Le Web, s’il n’est pas à l’abri des lois, demeure un médium difficile à régir par les moyens traditionnels. Autrement dit, il ne suffit pas de voter une loi pour changer ou influencer ce qui s’y passe. Les règles qui « régissent » le Web, nous aurons l’occasion d’y revenir, sont bien souvent le résultat d’incessantes luttes de pouvoir : compétition entre les compagnies de haute technologie pour l’utilisation de leurs produits (quitte à les donner), bras de fer entre pays dans leurs tentatives d’imposition de normes, levées de boucliers des usagers ou des groupes de pression face à certains abus des entreprises, etc...
Nous pourrions discourir longtemps sur la gouvernance du Web. De nombreux chercheurs en droit, d’ici et d’ailleurs, se sont penchés sur la question. Aux dernières nouvelles plusieurs étaient encore penchés car la question est loin d’être réglée ! Certains courants s’annoncent plus prometteurs que d’autres, notamment celui de la régulation par l’architecture. Voici, en deux mots, de quoi il s’agit. Ou plutôt en plus ou moins six cent mots, car c’est l’espace qu’il me reste. Vous aurez deviné que cette chronique s’est écrite comme on lit un Journal de Montréal : en commençant par la fin.
Lessig, Greenleaf et mafiaboy
Cette théorie de régulation par l’architecture émane des travaux de plusieurs chercheurs, principalement des écrits de Lawrence Lessig[ii], professeur de droit à Harvard et de leur synthèse par Graham Greenleaf[iii] de l’Université New South Wales en Australie. Le fondement de cette théorie est que toute norme juridique est le résultat de pressions divergentes imposées par les contraintes sociales, économiques, légales et naturelles qui ont cours dans la société. Nous aimerions tous adopter une loi pour que l’hiver s’arrête au début mars, mais les règles de la nature nous en empêchent. Dans la même veine, nous pourrions nous souvenir du recul du gouvernement Mulroney sur l’indexation des pensions de vieillesse suite aux pressions sociales qui ont suivi ou encore l’élargissement des heures d’ouvertures des magasins qui a résulté d’une volonté importante en ce sens manifestée par commerçants et consommateurs. La loi est tributaire des courants qui animent la société. Logique.
Sur Internet par ailleurs, la nature est remplacée par l’architecture technique du réseau, car comme elle, elle peut imposer sa loi de manière aussi dictatoriale, sinon plus. Si le protocole HTML devait par exemple interdire l’usage de mots de passe, tous ceux qui utilisent ce moyen technique pour contrôler l’accès à leur site devraient réviser leurs plans. Alors pourquoi ne pas utiliser ce puissant levier pour imposer un certain cadre juridique ? Car la technique, au contraire de la météo, peut être dirigée. Intéressant non ?
Mais qui peut se permettre ce tour de force ? Mis à part mafiaboy et ses copains, bien peu d’individus peuvent prétendre modifier l’environnement technique du réseau. Seules les grandes entreprises qui créent les outils techniques qui font donnent vie au Web peuvent ainsi agir sur sa structure. Bonjour démocratie... Notez qu’il est toujours possible pour les États de légiférer non pas sur les comportements des individus sur le Web, mais sur les entreprises qui le bâtissent quotidiennement. Prenez par exemple cet extrait de l’article 24 du projet de loi 161, présentement à l’étude à Québec :
24. (la personne responsable de l'accès à un document comportant des renseignements personnels) ... « doit voir à ce que les moyens technologiques soient mis en place pour assurer la protection de ces renseignements personnels ...». (mes caractères gras) [iv]
Voilà un exemple flagrant d’une façon pour le législateur d’influencer le cadre technique pour diriger l’usage des technologies. Des interventions concertées, autres qu’étatiques, sont aussi possibles et ont d’ailleurs cours présentement. Il s’agit principalement d’initiatives menées par le W3C[v], organisme fondé pour normaliser et documenter les standards techniques du Web pour le bien de tous. Nous reviendrons sur cet organisme dans un petit historique d’Internet que je suis en train de vous concocter pour une prochaine livraison de l’Entracte. Vous aurez compris que mes six cent mots sont écoulés...
Hilton-Ouellet, Canadiens-Nordiques, Netscape-Explorer
Il n’y a pas si longtemps, Internet était le théâtre d’un combat de titans. Netscape et Microsoft se disputaient en effet le marché des navigateurs Web en tentant de s’arracher, un à un s’il le faillait, les internautes. Vous pouviez retrouver des « pro Explorer », et des « pro-Netscape » qui défendaient avec acharnement le navigateur originel contre les attaques plus ou moins loyales de l’entreprise de Bill Gates. L’épisode nous a donné l’un des procès les plus retentissants de l’histoire judiciaire post OJ Simpson de nos amis-ricains, et un jugement ordonnant que le vilain dragon de Redmond soit pourfendu.
Mais il faut constater que l’histoire s’achève, sur le Web en tout cas, par la victoire d’Explorer et la lente déconfiture de Netscape. Il faut dire que l’entreprise a entre-temps été rachetée par AOL [vi], le plus gros fournisseur d’accès Internet au monde, qui s’est empressée de confier aux programmeurs les plus doués la préparation de la dernière version de son propre logiciel de navigation maison. En bout de piste, la dernière version du navigateur principal, Netscape 6, a connu un succès plutôt mitigé en raison de nombreuses failles techniques qui font en sorte que de nombreuses pages ne peuvent s’y afficher convenablement. On ne peut conclure que la contre-attaque de Netscape ait été très convaincante, malgré quelques innovations intéressantes, à voir le nombre de sites qui décoinseillent l’usage de Netscape 6. Ses plus fiers défenseurs se retrouvent donc aujourd’hui dans une situation comparable à celle des fans de Jacques Villeneuve, continuant encore et toujours de vanter les mérites d’un produit qui peine à terminer ses courses.
P3P, XML, W3C... OUF !
C’est dans ce contexte que Microsoft annonçait le mois dernier l’arrivée prochaine de la version 6 de son propre navigateur, Internet Explorer (IE6)[vii]. Le petit malin rejoint ici son premier sujet, car je crois vous avoir parlé du W3C il n’y a pas si longtemps... Qu’est-ce que le W3C peut bien avoir à faire avec IE6 ? Tout simplement que cette dernière version du navigateur de Microsoft supporte désormais le tout nouveau protocole du W3C, P3P. Bon, encore des lettres. C’est une manie ou quoi ? Vaut mieux s’y faire, le Web étant encore dominé par les américains qui sont assez friands de ce genre de truc. Mais « P3P » est résolument plus pratique à utiliser, car il correspond à « Platform for Privacy Preferences »[viii].
Trève de badinage, de quoi s’agit-il ? Tout simplement de protéger la vie privée des internautes, rien de moins, par un moyen technique fondé sur le langage XML, intégré aux logiciels qui sous-tendent le réseau. Ça vous dit quelque chose ? Vous avez raison : régulation par l’architecture. La théorie devient réalité ! Le but du projet P3P, en deux mots, est de protéger la vie privée des internautes en fixant dans une entente entre l’internaute et l’opérateur du site qu’il visite, les conditions entourant la cueillette d’informations. Cette entente, conclue par les ordinateurs au nom des parties, devant être négociée sur la base des préférences de l’usager et des politiques de l’opérateur, pré-programmées dans leurs systèmes. Étonnant, n’est-ce pas ? Il faut cependant dire que le W3C agit, probablement avec raison, de façon très prudente en ne mettant en vigueur qu’une partie de son protocole. Donc pour l’instant, les logiciels se conformant à P3P se contenteront d’utiliser ces technologies pour inviter les opérateurs de sites à coder leurs politiques de vie privée et les usager à programmer leurs préférences de manière à ce qu’elles se conforment aux règles du protocole et que leurs ordinateurs puissent les lire. Le concept de conclusion d’ententes est reporté à une prochaine version.
Mais le projet P3P demeure une expérience fascinante à plusieurs niveaux. Tout d’abord parce qu’il incarne la meilleure représentation pratique à ce jour des principes de régulation par l’architecture. Ensuite, parce qu’il aider le W3C à prouver que l’industrie Internet est capable de se contrôler lui-même, sans attendre l’intervention des États. Nous avons donc très hâte de voir comment Internet Explorer 6, et surtout ses fonctions de protection de la vie privée, sera accueilli. La sortie officielle est prévue, semble-t-il, pour l’été 2001.
C’est l’heure de dire « au r’voir ! »
Bon, une autre chronique terminée ! Le procrastinateur invétéré que je suis a encore survécu ! Il ne me reste plus qu’à aller cuver ma surdose d’adrénaline, et à vous souhaiter de survivre à votre surdose annuelle d’examen des titres...
À la prochaine !
[i] “A Declaration of the Independence of Cyberspace”, John Perry Barlow, February 8, 1996 http://www.eff.org/~barlow/Declaration-Final.html
[ii] http://cyberlaw.stanford.edu/lessig/ OU http://www.pc-radio.com/otr/code.html
[iii] http://austlii.edu.au/~graham/
[iv] http://www.autoroute.gouv.qc.ca/projet-loi/
[v] www.w3c.org
[vi] www.aol.com
[vii] http://www.microsoft.com/windows/ie/preview/default.asp
[viii] www.w3c.org/p3p
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire