Un ami m'envoie ce matin une blague par courriel: Un architecte, un artiste et un informaticien discutent s'il vaut mieux passer du temps avec sa femme ou sa maîtresse. L'architecte dit : « Moi j'aime bien passer du temps avec ma femme, à construire de solides fondations pour une relation durable ». L'artiste répond : « Moi je préfère passer du temps avec ma maîtresse, à cause de la passion et du mystère que je tire de cette relation. » L'informaticien rétorque : « Moi j'aime les deux». « Les deux ?!? », répondent les deux autres. « Bien sûr. Quand vous avez une femme et une maîtresse, chacune d'elle suppose que vous passez votre temps avec l'autre, et vous avez alors le temps de travailler un peu. »
Je ne sais pas si c’est le temps des fêtes, la fatigue accumulée ou si, tout simplement, je vieillis, mais cette blague, même si elle est drôle, me laisse un petit arrière goût. Il faut dire que j'entends à l'occasion une petite voix qui me rappelle que la technologie comporte certains risques. Avant que vous ne commenciez à croire que je me prends pour Jeanne d'Arc ou que je devrais consulter, laissez-moi vous dire clairement ce qui me "chicote" comme on dit.
Comme vous le savez, j'ai eu la chance de présenter un conférence au dernier congrès de la Chambre des notaires. Même si je n'ai pu y passer qu'en coup de vent, j'ai quand même pu assister à quelques autres présentations, dont celle de M. Louis Lefebvre directeur du centre d'expertise en commerce électronique de l'École polytechnique. Sa présentation, tout à fait excellente d'ailleurs, portait sur les grandes tendances du commerce électronique mondial.
M. Lefebvre m'a permis de confirmer mon analyse de l'évolution générale des affaires à travers le passage au numérique que nous vivons présentement. M. Lefebvre nous démontrait que le Web et, plus généralement, l'usage des technologies de communications qu'il emploie, permet de relier dans un espace virtuel toutes les entreprises impliquées dans la conception d'un produit donné, et dans tous les services qui l'entourent. Toutes les entreprises ou fournisseurs impliqués devront se plier aux impératifs imposés par cette chaîne de production virtuelle, notamment le respect de normes ISO très strictes, pour espérer obtenir, ou conserver, des contrats avec le promoteur principal du projet concerné. Et ces obligations sont tout à fait incontournables: pas de négociation ou d'ajustement possible, ni de réaction au rejet éventuel de sa candidature. Tout va très vite, et il faut suivre. Marche ou crève. Le couperet peut tomber très brusquement, avec une froideur toute cybernétique.
Ce type de rigidité dans l'application des règles est assez commune dans l'univers électronique. Prenez l'exemple des portails B2B (business to business). Ce modèle de commerce électronique qui n'implique que des transactions entre entreprises, prend souvent la forme de sites consacrés à la vente de matières premières parfois très spécialisées. Nous nous retrouvons alors face à des portails transactionnels où s'échangent des quantités importantes de plastique, métal ou autres produits de base, en des marchés électroniques automatisés et instantanés. Ces sites B2B imposent souvent, à leurs participants comme condition préalable à leur inscription, le recours à des modes de résolution de conflits pour régler les problèmes qui pourraient éventuellement découler de leurs transactions. (Ce qui en soit est une excellente idée.) Le respect des conditions imposées par la sentence arbitrale est également, de façon générale, liée au droit d'accès au portail. Ces derniers constituant de plus en plus des sources d'approvisionnement fondamentales pour les entreprises, ces exigences ont donc un poids énorme dans la balance. Ne pas se plier à une sentence arbitrable équivalant à l'expulsion immédiate du portail d'échange, les sentences héritent de facto d'une force exécutoire assez brutale.
Mais l'envers de la médaille tient au fait que les entreprises en viennent à être tenues, pour assurer leur viabilité ou même leur survie, au respect de règles potentiellement arbitraires, et impossibles à négocier. Ces règles sont donc élaborées par des organismes qui échappent à tout contrôle et libres de toutes obligations d'équité ou de démocratie, autres qu'auto-imposées, dans leur processus d'adoption. Une grande partie du pouvoir échappe donc aux gouvernements nationaux élus au profit d'entreprises multinationales souvent hors de portée de nos lois. Les normes risquent du même coup de se voir normalisées à une échelle quasi planétaire.
Mais je dérive un peu de mon sujet principal...
Vous vous souvenez de nos chaînes de production virtuelles? De nos normes ISO? En faits, le but de ces outils est simple: accélérer le processus de conception et de production d'un produit (pour en réduire le coût), accélérer et faciliter le service à la clientèle, et normaliser les pratiques de tous ceux qui participent à l'exercice. Ce qui m'agace c'est qu'en bout de piste c'est l'humain qui devra s'adapter à des normes pensées uniquement en fonction des machines et des entreprises. L'ordinateur permet de rendre le même service en deux fois moins de temps? Donc, il FAUT faire le nécessaire pour que tous les intervenants modifient leurs pratiques et s'ajustent à ces nouveaux impératifs. Par exemple, je me souviens d'un temps où les notes de couverture d'assurance et les relevés de taxes ne pouvaient s'obtenir que par la poste. Avant l'arrivée des télécopieurs et du courriel, rares étaient ceux qui exigeaient d'un notaire qu'il passe une transaction en deux ou trois jours (sauf en situations exceptionnelles). Maintenant plus d'excuses, il FAUT courir aussi vite que son fax. Le même principe s'applique ici.
D'aucuns ont cru que la révolution technologique ouvrirait la voie à une amélioration du sort de l'humanité. Finies, pour l'homme, les tâches répétitives, ennuyeuses ou dangereuses. L'homme pourrait se consacrer à la conception, à la fabrication et à l'entretien de ces systèmes. On pourrait enfin profiter un peu de la vie. La société des loisirs était peut-être une utopie, mais nous pouvions au moins espérer nous en rapprocher un petit peu.
Mais la réalité qui pointe à l'horizon est toute autre: l'humain devra suivre le rythme de l'ordinateur dont les capacités augmentent de façon exponentielle. Et comme il permet d'appliquer des règles de façon rigide et impitoyable, de vérifier leur respect en tout temps et en tout lieu et de bannir péremptoirement les salauds qui auront le malheur d'y déroger, même légèrement, l'avenir risque d'être beaucoup plus gris que prévu.
Peut-être que, contre toutes attentes, je gauchise avec l'âge... (il paraît pourtant que c'est habituellement le contraire qui se produit... ). Je vous rassure tout de suite, je ne veux pas aborder la question sous l'angle politique. J'ai simplement un peu pitié des livreurs qui devront peut-être un jour distribuer des CDs ou des livres vingt-quatre heure par jour, dans un délai trop court, en activant un code à tous les coins de rue parce qu'une norme internationale, élaborée par quelque technicien déconnecté de la réalité, exigera qu'un client puisse suivre le cheminement de son colis, en temps réel, à l'écran de son ordinateur.
Je trouve dommage aussi que des petites entreprises créées et opérées par des gens d'affaires dévoués soient arbitrairement exclus de la liste des fournisseurs d'une multinationale donnée parce qu'ils ne peuvent assurer la réparation de pièces aux locaux du client sept jours sur sept, en un nombre d'heures données, ni se conformer à des standards techniques artificiels. Réussir risque alors de devenir le rêve d'une bien petite minorité d'entreprises de forte taille, qui seules auront les moyens de se plier à ces impératifs.
Quand je regarde mon petit garçon, je me demande parfois si le but de sa vie sera d'améliorer de 1% le dossier environnemental d'un produit donné (pour satisfaire aux normes imposées à son employeur), de gagner des courses de livraison de colis contre son ordinateur portable ou encore de préparer des contrats d'un nombre maximal de paragraphes permis par ISO. C'est drôle, j'ose plutôt espérer qu'il ne voudra que vivre tranquillement, et être heureux. Quitte à laisser les autres courir.
La technologie rend possible la création de ces chaînes de production virtuelles, et l'établissement d'échanges encadrés et contrôlés entre tous les participants. Nous dépensons collectivement tellement de temps et d'argent à concevoir ces outils, à élaborer ses composantes et à les imposer aux individus, que nous oublions de nous poser une question fondamentale: est-ce toujours souhaitable? Personnellement, je ne crois pas que le simple fait qu'une chose soit possible emporte nécessairement l'obligation de la réaliser. (D'ailleurs, à ce que je sache, il y a une paie que Russes et Américains ont la technologie pour faire tout sauter, alors pourquoi on n'essaie pas???)
Je crois aussi que les personnes dont le boulot est de créer ces normes devraient prendre en compte les individus qui devront s'y adapter. Si ces outils de production peuvent fonctionner de façon complètement automatisée, parfait! Ils peuvent bien rouler aussi vite qu'ils le veulent car ils n'écraseront personne. Je trouve seulement dommage que des êtres humains soient forcés de suivre leur rythme, au prix de leur confort et de leur joie de vivre. Il seraient dommage que seuls les intérêts de la grande entreprise ne soient pris en considération.
Un peu d'équilibre s'il vous plaît. Je n'aimerais pas que l'on confie la planification de la vie de mes enfants à l'informaticien de ma blague de tout à l'heure... Pas vous? C'est bien beau la technologie. Encore faut-il l'utiliser à bon escient. Encore faut-il qu'elle améliore le sort de l'homme. Encore faut-il qu'elle lui facilite la vie, sans l'asservir. Encore faut-il savoir s'arrêter.
Le sermon est fini! Le mois prochain, médias et Internet. D'ici là bonne pratique, bonne année 2001 et à bientôt!
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