Archive des chroniques "Cybernotes de Bertrand Salvas", telles que publiées dans le magazine "Entracte"
de la Chambre des notaires du Québec et autres contributions en droit des technologies de l'information.

Février 2001 >>> Qualification, régulation, et exagération

Pour faire changement ce mois-ci, je vous parle un peu de droit. De droit du cyberespace pour être plus précis. Vous avez certainement déjà entendu dire qu’Internet est ingouvernable. Que ce qui s’y passe est à l’abri des lois, que le cyberespace est un domaine à part, en marge de nos sociétés traditionnelles bien réglées et encadrées.  Vous l’avez peut-être déjà pensé vous-mêmes. Bien des gens sont encore sous cette impression,  bien qu’elle tende à  se dissiper au fil du temps et des procès... Mais la situation reste néamoins complexe. Sous certains aspects, il serait plus simple de défendre l'idée un peu anarchiste d'un Web à part, à l'abri de la portée des gouvernements et de leurs lois. (Plusieurs penseurs comme John Perry Barlow[i], aimeraient beaucoup lire ceci...) Au moins, nous n'aurions pas à nous prendre la tête pour essayer de trouver la règle de droit applicable. Mais cette situation ne serait pas la meilleure.[ii]

En effet, outre le fait que mon emploi en dépend, pourquoi réglementer Internet? Ou, tout simplement, pourquoi y voir un enjeux si important qu'il faille adopter des lois particulières pour assurer son encadrement? L'ONU s'en est même mêlée par le biais d'une de ses commissions (la CNUDDCI[iii]), en proposant une loi type[iv] sur le commerce électronique. Ce n'est pas rien! Chez nous, le fédéral passait l’an dernier, sur un arrière plan de querelle constitutionnelle,[v] sa Loi sur la protection des renseignements personnels et des documents électroniques[vi], et le provincial est sur le point d’adopter la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information[vii], qui constituera la première réforme importante des règles du Code civil du Québec! Un détail, quoi. À ce que je sache, les gouvernements du monde ne se sont pas précipités dans des efforts de concertation pour baliser l'usage d'autres inventions comme le téléphone, le photocopieur ou le télécopieur? Alors pourquoi le faire pour Internet?  Pourquoi tout ce branle-bas de combat?

L'encadrement juridique des différents usages de l'ordinateur n'est pas un phénomène nouveau; des travaux et ouvrages sur le sujet existent depuis une bonne vingtaine d'années. Mais ce n'est pas tant l'usage de l'ordinateur qui est en cause ici que le contexte dans lequel il s'inscrit. Notre époque étant celle de la convergence, toutes les œuvres et documents issus de l’activité humaine sont appelés à se convertir au format commun offert par le numérique. Première conséquence de l’opération, ces produits sont maintenant libérés de leur support[viii] ce qui place les intermédiaires qui oeuvraient auparavant à leur transmission sur la liste des espèces en voie d’extinction (imprimeries, fabricants ou distributeurs de disques ou cassettes, etc.) Deuxième conséquence, la fusion de tous ces types d'informations est encouragée par le format commun, ouvrant la voie à des produits nouveaux (pensez au multimédia) mais aussi à des abus inédits. Par exemple, il serait maintenant possible de constituer des banques d'informations répertoriant les préférences et habitudes de millions de personnes en matière culturelle. Quel genre de film vous louez, quelle musique vous écoutez, etc... Troisième conséquence, l'ouverture de canaux de distribution de produits affranchis de tout support matériel (produit, facturation, livraison et paiement entièrement numérisés) permet des échanges internationaux instantanés, libres de toutes contraintes et difficiles à répertorier, notamment aux niveaux fiscal et pénal... Vendre des produits illégaux ou sans taxes? Pourquoi pas!  Il n'est donc pas étonnant que le Web soit si souvent le théâtre d'échanges de matériel illicite ou de commerce de logiciels piratés. Commencez-vous à comprendre l'importance, voire l'urgence, d'agir?

L'exercice de régulation n'est cependant pas simple, le rythme effrené de développement du Web ne correspondant vraiment pas à celui qui guide le processus législatif de nos états démocratiques. Le risque d'adopter des lois instantanément désuètes ou inadaptées à la situation est donc très réel. Voila pourquoi l’adaptation de nos lois existantes au contexte du Net est souvent la solution retenue par les tribunaux dans le règlement de cyber-litiges. Après tout, l’usage du Web ne devrait pas permettre à quiconque de se soustraire à la Loi. Le hic est cependant de savoir laquelle appliquer, et comment.

La première étape de la recherche de la règle applicable sur Internet consiste donc en la qualification de l'action concernée. Si l’exercice est complété de façon satisfaisante, il deviendra possible de rechercher une situation connue comparable, et d'appliquer la règle qui régit cette dernière. Assez de paraboles, voyons un exemple.

Qui ne connaît pas Voltaire? Ce grand écrivain et libre-penseur du siècle des lumières est devenu, avec le temps, le symbole de l’indépendance d’esprit, de la lutte de David contre Goliath. Or saviez-vous que certains de ses disciples auto-proclamés sont à l’œuvre sur le Web par le biais du « Réseau Voltaire »[ix], site français voué à la défense de la liberté d’expression qui recueille et publie des documents « consacré(s) à la lutte pour les libertés et la laïcité. »[x]  Pour résumer l’histoire à grands traits, l’organisme est un jour poursuivi en diffamation à Paris pour avoir publié une note d’information décrivant la carrière politique d’un politicien français d’extrême droite.[xi] Bien que l’action ait été rejetée, la décision du Tribunal comportait un volet très important en droit du cyberespace. La défense soutenait en effet que le recours du demandeur était prescrit, puisque la loi française stipule qu’un délit de presse doit faire l’objet d’un recours dans les trois mois du jour où l’article litigieux a été porté à la connaissance du public et mis à sa disposition. Cet argument fut rejeté, sous prétexte que la publication sur Internet était « continue ». Même la publication sur le Web se qualifiait aux règles de l’activité de presse au sens de la loi française, la prescription ne pouvait courir tant que l’article restait en ligne. Le tribunal établit donc ici sa qualification, soit qu’un article mis en ligne sur Internet équivaut à un article publié dans un journal, mais conclut qu’il ne peut lui être appliqué les mêmes règles parce qu’il resterait toujours disponible.

Mes chroniques ne sont pas très longues, donc je dois user d’astuce pour économiser de l’espace. Je vous ai donc donné un seul exemple qui démontre à la fois la technique de qualification utilisée par les tribunaux, et le fait que l’exercice débouche parfois sur des solutions assez paradoxales, et même maladroites. En effet, qui dans ces conditions accepterait encore de publier sur le Web? Au fond, s’il est vrai qu’il est parfois plus facile d’accéder aux archives d’une publication électronique que de consulter les journaux conservés dans une bibliothèque (un microfilm existe toujours quelque part), conclure que la publication doit du coup être considérée comme continue est pour le moins exagéré. Je pourrais comprendre que le délai soit prolongé, mais pas indéfiniment. La règle applicable au Web doit être équivalente à celle appliqué aux médias traditionnels, à moins que l’on cherche à le bâillonner évidemment. Pour éviter de déraper dans l’analyse, une bonne connaissance du Web reste un pré-requis.

Toute comparaison étant généralement boiteuse, ce genre d’exercice risque donc de déraper et de créer autant de problèmes, sinon plus,  qu’il ne peut en régler. Il s’agit pourtant souvent du seul instrument permettant une intervention judiciaire rapide pour régler des litiges découlant de l’usage d’Internet. Et il faudra s’y habituer, car s’il s’agit aujourd’hui de liberté de presse ou de vente aux enchères d’insignes nazies[xii], il s’agira demain de titres immobiliers, d’attestation d’identité ou de contrats signés à distance. Qu’on se le dise. Vous comprenez maintenant mieux pourquoi les gouvernements cherchent à intervenir pour encadrer les principales conséquences juridiques découlant de l’usage du Web ou, à tout le moins, pour fournir les principales règles d’interprétation qui permettront d’adapter le droit existant au nouveau médium. Et vous comprenez certainement mieux aussi pourquoi il est aussi important de le faire.

Loi concernant le cadre juridique des  technologies de l'information

À ce chapitre, vous aurez peut-être remarqué que la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information n’avait pu être adoptée comme prévu avant l’ajournement des fêtes. Devrais-je ajouter «heureusement » ou « malheureusement »? Je préfère m’abstenir car les deux s’appliquent. « Malheureusement » parce qu’il est temps que le Québec légifère sur ce sujet. De nouvelles lois dans le domaine sont adoptées presque à toutes les semaines et il serait dommage que le Québec, qui fonde l’essentiel de son plan de développement sur la nouvelle économie, ferme la marche. «Heureusement » parce qu’il reste encore pas mal d’incertitude quant à la rédaction de cette loi. Il est vrai qu’elle a «heureusement » beaucoup évolué depuis ses premières moutures, mais il reste «malheureusement » encore plusieurs éclaircissements à apporter et à coup sûr quelques bonnes questions à poser. « Ce qui mérite d’être fait, mérite d’être bien fait » comme disait l’autre. On ne peut jamais être trop clair. Je me suis donc abstenu de traiter trop en détails de cette loi avant qu’elle ne soit adoptée. Mais préparez-vous, car vous n’avez pas fini d’en entendre parler...

Et voilà, une autre chronique terminée! Ma longévité dans ce journal, et la patience de mon éditeur, ne cessent de m’étonner. Le mois prochain, petit survol de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l'information, si elle a été adoptée bien sûr... Sinon, pourquoi pas vous parler un peu des nouveaux contrats du Web? Finalement cette cybernote ayant généré d’une quantité impressionnante de références hypertextes, je vous conseille d’utiliser la version électronique disponible sur l’inforoute si vous souhaitez visiter les sites que je mentionne. Il vous sera plus facile de cliquer sur les liens plutôt que de jouer au scrabble dans votre navigateur...

À la prochaine!


[i] Voir sur John Perry Barlow : http://www.ml.com/woml/forum/barlow.htm et sa déclaration d’indépendance du cyberespace http://www.eff.org/~barlow/Declaration-Final.html

[ii] Pour plus de détails : http://www.juriscom.net/int/dpt/dpt03.htm ou http://www.juriscom.net/int/cbn/cbn04.htm

[iii] http://www.uncitral.org/

[iv] http://www.uncitral.org/french/texts/electcom/ml-ec.htm#TOP

[v] Pour faire changement... si la chicane vous intéresse : http://www.mmedium.com/cgi-bin/nouvelles.cgi?Id=2719

[vi] http://www.parl.gc.ca/36/2/parlbus/chambus/house/bills/government/C-6/C-6_3/C-6_cover-F.html

[vii] http://www.autoroute.gouv.qc.ca/projet-loi/

[viii] Le malin John Perry Barlow qui parlait de "selling wine without the bottle".

[ix] http://www.reseauvoltaire.net/

[x] http://www.reseauvoltaire.net/presentations/quisomnou.html

[xi] Voir, pour plus de détails, la nouvelle brève sur Juriscom.net, « Liberté de presse en péril : pas la faute à Voltaire! »  http://www.juriscom.net/actu/index.htm#1213

[xii] Je fais référence notamment à l’affaire Yahoo, amplement commentée sur Juriscom.net (www.juriscom.net)

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